Collection #LesSons – N°1 – Le sens de la teuf

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Comme tous ces soirs de confinement, Leo et Julie profitent avant que leurs voisins ne commencent leur fête. Depuis des mois, Leo et Julie sont en sursis nocturne. Quand les basses de la techno lourde qui joue en bas se mettent à battre les murs , le rythme cardiaque de Leo a du mal à se caler. Le coeur de Julie, lui, s’en accommode comme il peut. Élevée en H.L.M, elle est habituée à vivre en milieu hostile comme elle dit. Mais au fond elle souffre de plus en plus de cette situation parce que justement, elle ne vit plus en H.L.M. Leo a essayé de faire abstraction, il a essayé les bouchons d’oreilles mais le son est toujours le plus fort et comment ne le serait-il pas avec les niveaux de décibels incontrôlés. Leo et Julie ne sont pas encore sourds et c’est bien dommage. Ça leur éviterait bien des sueurs froides. 

Vingt-deux heures, premiers claquements de porte. 

Les sauvages rentrent dans leur pénates. Leo sent déjà l’angoisse monter. La cage commence à se refermer tout doucement sur son thorax. Julie fait la vaisselle. Elle prie pour que la soirée se poursuive ailleurs mais les boîtes de nuit sont fermées. Leo et Julie ont la quarantaine et savent ce que c’est que de faire la fête mais à ce stade, ils se sentent dépassés. Au début ils ont essayé de comprendre. Leurs très jeunes voisins confinés ont besoin de s’exprimer. Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien à comprendre.  Encore un claquement de porte. Ils arrivent les uns après les autres. Les pas dans les escaliers, les cris aiguës des filles accueillant les garçons aux bras chargés de packs de bière. L’énergie est en train de se modifier. D’un calme relatif, on est à Paris et “faut pas rêver au silence total ici” comme dit Julie, on avance doucement vers le chaos.  Leur attention qui peu à peu se rive sur l’évolution des bruits en dessous de leur appartement commence à leur faire mal. 

La musique commence à pointer le bout de son nez. Quelques décibels intempestives et encore hésitantes les font sursauter. Les premières notes montent doucement dans les étages, infiltrent les murs carton pâtes du petit immeuble haussmannien. Leo pousse la télé un peu plus fort pour couvrir le début du carnage. Julie commence à se raidir sans broncher pour ne pas ajouter à l’angoisse de son chéri.

Minuit. Le film est terminé, il faut se résoudre à intégrer la partie nuit comme disent les agents immobiliers pour désigner la chambre. La partie nuit, ah-ah, vous savez cet endroit censé apaiser les corps et les esprits après une bonne journée de télétravail éreintant. L’ antre du sommeil réparateur leur paraît maintenant totalement dénué de sa fonction principale. La chambre est devenue une sorte de caisson de basse, un amplificateur de sons et une boite de nuit pour deux personnes.

Minuit et demi. Le cœur de Leo commence à s’enflammer. Les vibrations de ses tympans chahutés se répercutent dans sa boite crânienne. Ses poumons empêchés de respirer normalement deviennent douloureux. L’afflux de colère liée à la frustration de se sentir envahi chez lui, rend Leo tendu. Le cerveau en alerte, le corps raidit, sa respiration est de plus en plus saccadée. Quelques inspirations instinctives le rattrape pour lui dire de lâcher, revenir à lui. Mais rien n’y fait. Le son du chaos gagne du terrain. 

Une heure du matin. L’alcool s’est propagé, les voisins montent le son à plein tube et dansent. Les sauts des pogos sur le parquet envoient des ondes de choc dans les murs et les planchers de papier. Les cris, les rires… c’est sympa les rires mais les cris un peu moins. Ce sont des rires transgéniques, déformés par le taux d’alcoolémie qui ravage lentement les cerveaux. Rires au bord du ricanement de hyène suivis de hurlements. 

Deux heures du matin. Ils sont complètement bourrés. Les cavalcades dans les parties communes commencent. Les portes claques à nouveau et de plus en plus fréquemment. Ça sort, ça rentre, ça ressort et ça parle fort dans les escaliers. On passe à la phase ravitaillement d’alcool et d’autres substances surement. Il en faut de plus en plus pour tenir le rythme et atteindre le paroxysme de la soirée.

Trois heures du matin. Leo n’y tient plus. Il est déjà descendu à plusieurs reprises pour leur parler, leur demander de baisser, leur demander pitié même.

– C’est mon anniversaire. Vous allez quand même pas gâcher mon anniversaire lui dit la voisine chancelante, le regard vitreux. 

– Je ne savais pas. Bon anniversaire. Je ne veux rien gâcher mais vous, vous gâchez mes nuits depuis des mois répond Leo, maladroit, pas assez menaçant.

– Alors là, franchement c’est pas vrai. On fait quelques fêtes mais on fait attention Monsieur.

Ce Monsieur est dévastateur. Elle doit avoir vingt-cinq ans, Leo presque quarante. Il faut se rendre à l’évidence, à peine quinze ans les sépare, ils pourraient faire la teuf ensemble mais Leo travaille le lendemain, eux pas vraiment.

– Non vous ne faites pas attention justement. Ce n’est pas la première fois que je dois descendre. Vous croyez que ça m’amuse ?

– Ben je sais pas mais franchement vous nous saoulez là. Vous n’avez aucun respect à votre âge ?

Leo est dépité, écoeuré par ce qu’il vit et par ce qu’il vient d’entendre. Il est encore plus fragilisé par le stress.  Julie n’en peut plus de tout ça. Elle aussi est descendue une ou deux fois et ça n’a servi qu’à amplifier les dégâts. 

– Tu vois ? ça ne sert à rien. Ils mettent la musique encore plus fort comme pour nous narguer. 

– Mais alors on fait quoi ? 

– Mais y’a rien à faire Leo. Soit on accepte, soit on déménage.

– Mais pour aller où ?  On vient à peine d’acheter l’appart !

– Essaie de te calmer et de faire abstraction…

– Mais tu rigoles ? Comment ? On a l’impression qu’ils sont dans notre chambre.

Julie ne sait plus quoi dire, quoi faire. Elle aussi en souffre, elle aussi n’en peut plus, elle aussi subit comme un rat en cage et se sent impuissante. 

Quatre heures et ça continue. C’est de pire en pire. Bruits de ballons de baudruche qu’on éclate dans la cage d’escalier. Portes qui claquent encore et encore. Chansons, karaoké. Fenêtres qui s’ouvrent pour fumer, les cris suivent un nouveau chemin par l’extérieur cette fois. Ils viennent cogner et se coller aux fenêtres de Leo et de Julie. Les danses reprennent de plus belle. Musique à fond, basses qui font tout vibrer. Le plancher de la chambre se remet à trembler. L’ennemi bruit, le monstre bruit, de petite volute presque timide, s’est nourri, a grandi, a grossi. Le monstre a bon appétit, il devient énorme, adipeux, rempli de ses enfants bruits qui dévore goulument, atrocement tous les enfants silences. Le monstre envahit tout, les moindres recoins de l’appartement du dessous, celui du dessus, ceux d’à côté. La bête sonore grimpe le long des murs et de sa trompe avide pompe la respiration et le sang de Leo qui bat à tout rompre. Il se tient le bras gauche. Il cesse de respirer pour un temps. 

Leo est dans un tunnel de brouillard sonore. Les bruits sont subitement atténués et distants. Impuissant il fixe Julie qui, paniquée, se penche sur lui et lui crie dans l’oreille qu’elle appelle les secours. Il ne l’entend plus. Leo sombre dans du coton. 

Les pompiers arrivent, montent les étages, sonnent à la porte des fêtards qui coupent enfin les bruits. Le monstre se retire subitement dans sa cachette. Les voisines sortent sur le palier pendant qu’on évacue Leo sur un brancard. Julie suit derrière en pleurant. La sirène des pompiers démarre son bruit familier au petit matin. C’est encore la pénombre mais le soleil est presque prêt. La sirène s’éloigne de plus en plus et laisse place au silence.

Enfin !

S.I.L.E.N.C.E…

Sa présence apaisante est de retour et ouvre à nouveau les possibles. Les fêtards rentrent chez eux en claquant la porte pendant que Leo, lui, est peut-être en train de claquer quelque part sur la route.  

Il n’y a plus rien à voir et il y a encore à boire !

– Bon c’est pas tout ça là…On a le sens de la teuf ou quoi ? Go go go la playlist ! dit la voisine complètement défoncée.

Et la…teuf recommence.

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