Soul of things #3 – Humains connectés

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Dans l’épisode précédent…

En 2090, la technologie est omniprésente. Suite au décès de sa mère Maud, Malia doit faire le tri de ses souvenirs à travers les objets connectés de cette dernière. Elle décide de demander aux fournisseurs de ces objets, de supprimer toutes les données collectées du vivant de Maud.

 

Quand Malia rentra chez elle, Noa le robot humanoide lui ouvrit la porte. Noa était la version féminine de Nao. Maud et Malia les avaient achetés ensemble et s’étaient amusées à jouer sur les genres. Ce serait Nao pour Maud et Noa pour Malia. 

Thiber et Camelia, ses deux enfants finissait leur repas dans la cuisine. Ils n’avaient pas voulu aller aider leur mère à débarrasser l’appartement de leur grand mère Maud. En vrai, pour reprendre une de leurs expressions, ils n’avaient pas trouvé le courage selon ce que Malia en pensait tout bas.  Ils ne montraient pas vraiment de signes visibles d’affect quant à la disparition de Maud mais la tristesse se lisait bien dans leurs regards. Ils continuaient à mener leur vie d’adolescents occupés sur les réseaux sociaux et dans leurs metavers. Toutes les écoles et les universités avaient créé leurs metavers. L’école de Thiber officiait depuis Shanghai et celle de Camelia depuis Moscou qui avait retrouvé le goût de la démocratie depuis la victoire de l’Ukraine soutenue par l’Europe en 2029. 

Thiber terminait ses études en cybersécurité. Il reprendrait les rênes de l’entreprise que Maud, en brisant le plafond de verre, avait construit dans les années trente et qui avait depuis pris une ampleur considérable. Elle était partie l’esprit serein à l’idée que son petit-fils perpétuerait son oeuvre. La cybersécurité était devenue une affaire d’état et la société de Maud se trouvait au coeur de la vie des citoyens en sus d’être vitale pour les entreprises et les institutions. Camélia, elle, développait de nouveaux outils d’intelligence artificielle dans le secteur disait-elle de la sécurité civile impliquant en d’autres termes, la surveillance des populations. La délinquance et les émeutes des dernières décennies avaient eu raison des derniers barrages éthiques ou juridiques qui préservaient encore la liberté de circuler dans l’anonymat. Thiber et Camelia, brillants étudiants avaient très tôt montré un intérêt marqué pour les mathématiques, les technologies de pointe et les statistiques enseignés dès le primaire. Tout se passait dans les metavers. Absolument tout ! Les cours, les travaux pratiques, les examens, les apéros entre copains, les soirées, les concerts. Il n’y avait quasiment plus de présentiel sauf pour des séminaires exceptionnels – pour ne pas dire de grandioses beuveries – qui convoquaient la présence de toutes les promos dans le but illusoire de ré-activer des liens déjà largement distendus.

Quand ils apprirent que Malia avait demandé la suppression définitive des données de Maud, leurs réactions ne se fit pas attendre.

– Non mais maman, t’as pas fait ça ? dit Thiber.

– Mais, il n’y a rien que vous ne sachiez déjà sur votre grand mère, répliqua Malia.

– Non mais c’est tout ce qu’il va nous rester d’elle et toi tu veux tout effacer ? Tu perds la raison Maman ! renchérit Camelia, outrée.

Malia leur expliqua que les données stockées dans les objets connectés ne valaient pas les données subjectives certes mais tellement plus pérennes des souvenirs humains. Elle justifia aussi sa décision en essayant de leur expliquer que l’hypermnésie des objets connectés ne favorisant pas l’oubli empêchait aussi le concept même du souvenir. Elle essaya de les convaincre mais rien n’y fit. La soirée fut atrocement houleuse. Thiber et Camelia ne comprenaient pas. Leur colère était à la hauteur de leur frustration.

– Vous aurez ses livres et ses effets personnels. Vous aurez les photos, les rires et le son de sa voix. Vous aurez les vidéos souvenirs de nos vacances à l’océan, en Inde et de tous les voyages que nous avons pu faire avec elle. Là où elle est vivante. Là où elle nous sourit, nous parle ou encore nous invective.

– Mais tu te rends compte de ce que tu dis là, Maman ? Alors c’est à nous de faire l’effort c’est ça ? dit Thiber.

Malia était face à un mur. Ses enfants ultra connectés depuis leur plus jeune âge s’avéraient en réalité plus déconnectés de toute réalité humaine que ce qu’elle ne croyait. A eux de faire l’effort ?

– Mais l’effort de quoi ? demanda Malia.

– Ben…l’effort de nous souvenir de manière aléatoire et peu fiable. Avec une marge d’erreur potentiellement colossale rétorqua Thiber.

– Oui, et pire encore… Avec des faux négatifs ou même des faux positifs à foison. Qu’est ce qui nous garantira l’exactitude de nos réminiscences ? enchérit Camelia qui faisait passer les sciences statistiques pour le nouveau graal du siècle.

Rien selon elle, ne pouvait être tangible sans la donnée et l’analyse de la donnée.

Malia était sans voix et elle mobilisa ses forces de persuasion une dernière fois.

– Mais…mes chéris…La garantie de l’exactitude ou non de vos souvenirs passe par vous ! Vous l’avez connu ! Vous l’avez aimé ! Vous l’avez côtoyée toutes ces années et vous me dites qu’aujourd’hui vous êtes incapables d’avoir confiance en vos émotions, vos ressentis et vos souvenirs ?

Les deux adolescents se regardèrent, interdits, incrédules et perdus. Thiber rangea son plateau repas dans le convoyeur à vaisselle et quitta la pièce, les larmes aux yeux. Camelia lui emboita le pas, laissant Malia les bras ballants. 

Mes enfants sont déconnectés de la réalité se dit-elle.

Qu’était-il advenu de leur capacité à élaborer leurs souvenirs, à revenir dans un passé peut être imparfait mais fait de matière humaine ? Qu’était-il advenu de leur faculté de prendre plaisir à discuter au coin du feu des moments partagés en famille et de toutes ces choses qui restent gravés à vie dans les coeurs ?

Thiber et Camelia, deux êtres biberonnés à l’intelligence artificielle, aux mémoires numériques où tout est tracé, analysé, visualisé et où chaque décision est accompagnée des conséquences qu’elle enclenchera.

La prothèse de l’humain construite décennies après décennies par l’oeil technologique montrait sa toute puissance sur ce qu’il avait modifié dans la psyché humaine.

Qu’avons nous fait ? pensa Malia.

Nous les humains, qu’avons nous fait ?

Elle se mit à chantonner à voix basse dans un souffle essoufflé, une bien triste comptine.

– Humains déconnectés, reconnectez vous à votre âme…qui s’attache à votre âme et votre force d’aimer par la puissance de vos souvenirs ?

La conscience naîtrait là où s’arrête la trace mnésique. Les souvenirs les plus intenses et les plus tenaces sont ceux laissés par des processus qui ne sont jamais parvenus à la conscience.
Sigmund Freud - 1920
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