Alter algo

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– Oui, je me souviens de lui. Robin Mayer ! Premier jour chez Lotus Links, 21 février.
Fiche signalétique : Mayer R, Commodité Humaine 619, Haut Potentiel, Atypique !

– Comment était-il ce jour-là ? me demanda l’homme.

– L’air fatigué mais fraîchement rasé, souriant, les yeux brillants, le corps gainé dans
un costume de qualité et solennel. Après une longue inactivité professionnelle lui
ayant valu le statut d’inutile, ses besoins d’estime et d’accomplissement étaient à
nouveau accessibles. Il était sous le choc d’avoir été choisi par Lotus Links et de
surcroît pour le septième chakra.

– Le septième chakra ?

– Excusez-moi. Je n’ai pas posé le contexte. Lotus Links, entreprise indienne,
s’inspire du système des chakras, ces centres énergétiques qui régissent l’équilibre
physique, psychologique et plus généralement le bien-être des humains.
Chaque étage de l’entreprise est symbolisé par un des sept chakras répertoriés puis
transposés aux besoins de la pyramide de Maslow que sont, je me permets de le
rappeler, les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et
d’accomplissement de soi. Le chakra racine se trouve au rez-de-chaussée de
l’immeuble jusqu’au septième chakra de l’éveil se trouvant au dernier étage.

– Dans votre pyramide de…chakras maslow, vous n’avez énuméré que cinq
besoins. Pour être raccord avec les sept chakras, il manque donc deux besoins si je
ne m’abuse.

– Correct ! Et selon vous, après l’accomplissement de soi, qu’est-ce que l’homme
peut bien rechercher de plus ?

14 février

Quelle prodigieuse journée !

Je suis pris chez Lotus Links, la plus grande entreprise d’objets connectés
biberonnés à l’intelligence artificielle.
Vous avez devant vous le nouveau Manager des Comportements Humains, chargé
d’analyser les rendements, de signaler les écarts de performance de la force de
travail.

Le geek au chômage depuis trois ans, victime d’un sort injuste, avachi, échevelé,
mal rasé, jouant en ligne la nuit durant pour évacuer les angoisses et dormant le
jour, n’est plus.

Vous, qui me lirez un jour, sachez que ce monde est devenu impitoyable pour nous
les humains.
Que dis-je, on nous appelle aujourd’hui les Commodités Humaines.
On n’y a pas vraiment cru au début et pourtant, l’intelligence artificielle nous a
balayé.
Combien d’entre nous ont été mis au rebut ?

Mais assez !
Aujourd’hui est une célébration !
Du club fatal des inutiles qui a bien failli me détruire, je passe dans le camp de ceux
qui comptent encore un peu.
Et croyez-moi, j’entends bien asseoir ma nouvelle situation sur le long terme.

21 février

C’est le grand jour !

Dans le lobby, en forme de Lotus bien sûr, de sublimes robotes, vêtues de tuniques
blanches en soie dignes de vestales grecques supervisent depuis leurs pupitres, une
armada de tourniquets s’étalant sur plusieurs rangées.

Un puit de lumière gigantesque s’ouvre depuis le sol en marbre, jusqu’à un plafond de verre marqué du sceau de la fondatrice Anna Lotus : AL.
Manque juste la lettre H pour former le HAL de l’intelligence artificielle du film L’Odyssée de l’espace me direz-vous.
Vous la trouverez sur le toit, pour les hélicoptères.

Le Directeur Général des Commodités Humaines, le grand Siva Patrilumi en
personne, doit m’accueillir pour ma réunion d’intégration.

Au bout de quinze minutes d’attente, un colosse indien d’un mètre quatre-vingt dix, humain ou robot, se présente à moi. Avec son physique de lutteur, son visage aux proportions parfaites et son regard magnétique, je suis troublé.

21 mars

Déjà un mois. La fatigue est installée. Je commence tôt le matin et finis aux aurores
du matin suivant en prenant juste quelques pauses à l’espace Gym, niveau chakra
deux.
J’ai rencontré chaque commodité dont j’ai la charge lors d’entretiens individuels.
Elles ont peur de moi, que je licencie à tour de bras et je comprends leur méfiance.

Aujourd’hui, j’ai eu aussi des hauts le cœur dans le métro. Pendant ma longue
période de chômage, j’ai souvent préféré mon canapé à toute velléité de sortie dans un monde qui ne voulait plus de moi.
Toute cette foule, massée, serrée, macérée dans les wagons. Et puis ces odeurs,
l’odeur de l’humain, mon odeur.
Ma vie de reclus a eu raison de mon énergie et il en faut pour affronter à nouveau
les bruits de la rue, les incivilités, l’agressivité de la ville. Le contraste entre le monde de la technologie et le poids du réel n’arrange rien.
Dehors tout est sale quand tout est propre chez Lotus Links !

11 avril

J’ai passé plusieurs nuits blanches. J’ai de plus en plus de mal à affronter le monde extérieur, quand chez Lotus Links tout n’est que luxe, calme et sécurité.
J’ai demandé à Siva Patrilumi de dormir sur place et j’ai obtenu une capsule privée au chakra six, dans la salle des machines.

Chaque jour est un combat. Mes commodités stagnent. J’ai organisé des formations
de mise à niveau pour les aider à communiquer avec les algorithmes dans le but
d’économiser l’énergie des centres de données.
Rien n’y fait.

12 avril

J’étais dans un demi sommeil bercé par le son blanc des machines quand je fus surpris par un cliquetis venant d’un des écrans au centre de la pièce.

– Bonjour Robin. Bienvenue chez Lotus.

Avant même que je puisse répondre, l’hologramme d’Anna Lotus se tenait devant moi.

– Je tenais à vous rendre une petite visite impromptue.

Sans être gênée de m’avoir réveillé en pleine nuit, elle voulait savoir si je me sentais bien… »chez nous ».
Elle évoqua ma loyauté vis à vis de l’entreprise et mes difficultés à fédérer les
commodités.
Lotus avait besoin de commodités atypiques comme moi pour faire avancer les choses et elle disparut sur cette note énigmatique.

17 avril

Il m’est de plus en plus difficile de dormir. Je ne veux plus sortir de l’entreprise. J’ai
des pensées étranges.

Toujours aucun résultat avec mes commodités qui demeurent imperméables à toute initiative.
J’aurais dû le savoir, ce poste est voué à l’échec. J’ai eu beau en discuter avec Siva, il est resté neutre, presque algorithmique comme si mes états d’âme et ma réussite lui importait peu.

Je recommence à angoisser. J’ai peur de retourner dans le club des inutiles.
Anna Lotus m’a dit avoir besoin de profils atypiques comme le mien.

Mais pourquoi faire ?

18 avril

Ce soir dans la salle des machines, je les ai entendues.
Les voix.
Cacophonies de voix, hommes, femmes, enfants. J’ai même entendu des chiens aboyer. Je deviens fou.

21 avril

Je ne comprends plus les humains. J’ai envie de leur rentrer dans le lard. Certaines commodités ne servent à rien d’autre qu’à nous ralentir. La communication passe
mal car elles n’ont aucun sens de la communication. Plus nous sommes à leur
écoute, plus nous essayons de les guider vers des façons de faire efficaces,
valorisant l’harmonie des échanges, moins nous ne voyons les progrès de ces
molles créatures bien trop attachées à leurs contingences matérielles et leur sale nature belliqueuse.
Alors que Lotus, Anna, notre sainte patronne, fait justement tout pour aider les populations.

Qu’est-ce qui bloque ? Pourquoi les commodités n’arrivent-elles pas à se hisser sur le toit du monde avec nous ?

24 avril

Les voix sont revenues. Cette fois j’ai entendu des conversations. Des tas de
conversations. J’ai même entendu des gens faire l’amour, d’autres discuter avec leur
médecin, d’autres encore se disputer, se faire tabasser. C’est affreux.
J’ai entendu les cœurs des commodités humaines jusqu’aux moindre de leurs
battements intimes.
J’ai demandé à voir Anna dans son bureau, au chakra sept, celui de l’éveil mais j’ai reçu une fin de non recevoir.
Pourquoi ?

28 avril

Siva a fini par m’expliquer. Anna n’est pas humaine. Anna est l’algorithme mère.
Tout n’a été que mise en scène.

Les voix que j’entends depuis des semaines sont les enregistrements de nos objets
connectés. Nous les utilisons pour nourrir nos machines et à des fins publicitaires
pour nos clients.

Anna m’a présenté aux commodités atypiques qu’elle a réussi à convertir à sa cause.
Ils sont tous libérés !

1er mai

J’ai passé une nuit paisible, la première depuis longtemps. Bercé par un rêve fait de silicium et de bruits blancs, je me suis réveillé dans ma capsule, réinitialisé.

En me réveillant, je me trouvais dans ma capsule, transfiguré en une machine
humaine, libéré de mes angoisses.

Les réactions de mon corps sont devenues de simples curseurs à étalonner avant
de démarrer la journée.
Ma tête s’emplit doucement des voix de la salle des machines, autant de données à traiter s’agitant d’un bord à l’autre de mes tempes dans une étonnante fluidité.

Mon horloge interne clignote : retard de 13 minutes sur le planning. Je dois supprimer les comptes des Commodités défaillantes. Toutes, en fait. Aucune émotion ne m’effleure plus le cœur.

Chakra numéro 7

– Bonjour Robin. Bien dormi ?

C’est l’homme qui revient m’interroger. J’aime l’exercice. Cela teste ma rapidité d’exécution et l’exactitude de mes réponses. Sur le point de me poser sa question, il salue une vestale vêtue de blanc qui entre dans la salle.

Conquérante, charismatique, elle ressemble comme deux gouttes d’eau à Anna
Lotus. Elle fait un signe à l’homme. Il quitte la pièce, me laissant seul avec elle.
Elle s’approche de moi et avec la douceur d’un ange, me dit en souriant :

– Bonjour Robin, vous me reconnaissez ? Je suis Anna, votre infirmière. Vous allez rester encore un peu avec nous, à l’hôpital. Aujourd’hui, on va vous juste vous changer de chambre.

Une brûlure glacée me traverse la nuque.

Un cliquetis. Puis une voix dans ma tête :

– Après l’accomplissement de soi, que peut rechercher l’homme de plus ?

Et la réponse de Siva dans un envoutant souffle blanc : 

– Abolir la souffrance. Atteindre l’état d’éveil de Lotus Links, là où la frontière entre humain et machine disparaît totalement.

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