Dernier message

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Le lundi 5 novembre 2018, l’agent funéraire procéda à l’ouverture du cercueil pour l’exhumation, il était vide.

Longtemps Martha resta devant la tombe. Le choc lui causa une sensation de flottement comme si elle avait été happée par une force invisible, brutalement arrachée de son propre corps. 

Depuis la douloureuse séparation d’avec son fils Dilgo, elle recevait régulièrement des messages sur son “livre du visage” comme elle disait en parlant de Facebook. Parfois des photos, souvent des vidéos accompagnées de messages nébuleux. Chaque fois, ils étaient de Dilgo. 

Quand cela avait commencé, elle était restée incrédule, trop aseptisée par la souffrance. Autant qu’elle s’en souvienne, elle n’avait ouvert la première vidéo que plusieurs jours après. Un message d’espoir dans lequel Dilgo lui disait que la mort n’était qu’un passage et que rien ne les séparerait.  Jamais. Qu’il était toujours là, présent et qu’il l’aiderait à surmonter l’épreuve. Qu’elle ne se sente plus seule. Qu’elle ouvre les yeux de l’intérieur. Que cela la sauverait et qu’il l’aimait. 

Elle avait toujours su que son fils était encore en vie. Elle refusait l’idée qu’il ne soit plus de ce monde.

Aujourd’hui la preuve était là sous ses yeux. 

Le cercueil était vide. 

Dilgo, son fils, sa joie, sa force, elle était allée le chercher loin, très loin avec son mari Henri, le premier et dernier amour de sa vie. Elle et lui avaient essayé d’avoir leur propre enfant mais le ventre de Martha restait toujours vide, ironie du sort, comme le cercueil de son fils aujourd’hui disparu. 

A cette époque, elle et Henri voyageaient beaucoup et souvent au Tibet. 

Martha adorait Alexandra David Neel et avait lu tous ses livres. Elle était tombée amoureuse de ce pays, ses paysages, sa culture, sa simplicité déconcertante et sa complexité déroutante. 

Quand un jour, Henri lui proposa d’aller chercher un petit tibétain abandonné dans un orphelinat de la région du Kham, elle alla préparer sa valise en silence. 

Henri savait ce qu’il fallait faire. Et Martha savait que le moment était arrivé.

Elle se souvient encore du long trajet qui les amena au cœur du village. L’avion n’était rien. Il fallait encore plusieurs heures de route et traverser des cols sinueux avant que leur vie ne bascule à tout jamais. 

Dilgo, bout de chou de quatre ans, leur fut présenté le lendemain de leur arrivée. Petit brun, fluet, aux cheveux raides et doux comme de la soie se tenait devant eux, le regard profond et un sourire à tomber par terre. Dilgo était la sagesse et la joie incarnées. Dans un élan, il vint tout de suite se blottir dans les bras de Martha. Le coup de foudre fût immédiat.

Dilgo grandit vite et bien. Martha et Henri ne le coupèrent pas de ses origines. Chaque année ils l’emmenaient au Tibet. 

Il apprit la culture française, était excellent à l’école, se fit beaucoup d’amis et montrait un intérêt très prononcé pour la culture tibétaine que Martha et Henri encourageaient.

La vie n’était pas facile pour Martha. 

Elle faisait des ménages et travaillait dur, avait des horaires décalés et ne pouvait pas toujours être avec son fils. 

Henri était paysagiste à la mairie et passait ses journées dehors. Très jeune, l’enfant apprit à se débrouiller seul et gagna en autonomie. 

L’argent ne poussait pas sur les arbres comme disait Martha. Mais Dilgo ne manquait de rien. Et puis il se contentait de peu. Il ne faisait jamais de caprices et montrait une maturité qui interpelait souvent ses parents. 

Quand l’adolescence arriva, Dilgo était déjà très fort en méditation. Il avait déjà lu “le Livre tibétain de la vie et de la mort” de Sogyal Rinpoché, plusieurs fois. Il parlait souvent du Dalaï Lama, de la réincarnation, de ce qu’il pensait être possible et de ce qu’il trouvait difficile à comprendre. 

Plus tard, il s’intéressa à la physique quantique, à la philosophie et à l’histoire. Surtout l’histoire de son pays, meurtri et dévasté par l’invasion chinoise. 

Dilgo ne comprenait d’ailleurs pas qu’on ne parle jamais du Tibet aux actualités. 

Jeune adulte, il s’inscrivit à l’Inalco, l’école des langues et civilisations orientales, choisit bien entendu le tibétain et termina par un doctorat. 

Comment Dilgo ne pouvait-il pas être dans ce cercueil ? 

Comment se faisait-il qu’elle en soit si perturbée. Après tout, si son fils tant aimé ne se trouvait pas ici, dans cette boite, pourquoi en était-elle si affectée et triste ? Ne devrait-elle pas au contraire se réjouir de le savoir en vie quelque part ? 

La surprise était telle qu’elle commença à gamberger. La tête lui tournait. Un bourdonnement aigu et soudain lui prit les tympans, le bourdonnement se transforma en sons de cloches répétitifs, insupportables. 

Et si le corps de Dilgo avait été enlevé pour on ne sait quelle raison ? 

Martha perdait pied. 

Que se passait-il ? Où était Dilgo ? Où était son corps ?

Une lumière bleue mêlée de points blancs neigeux, tout aussi soudaine que les sons l’aveugla presque. Martha s’évanouit, se laissa choir sur le sol glacé d’hiver et tomba dans un vide abyssal et gluant. 

Quelques semaines avant sa disparition Dilgo était fébrile. Le calme olympien qui faisait partie intégrante de sa personnalité et de sa philosophie de vie s’effilochait pour laisser place au poison de la nervosité. Une sensation que Dilgo n’aimait pas mais contre laquelle il savait contre-productif de lutter.

Quand il arriva dans les locaux de sa start up, il fonça directement dans son bureau sans faire le tour de l’open space. 

Ses collaborateurs le regardèrent, interloqués. Dilgo prenait le temps chaque matin de dire bonjour à chacun. 

Je-Tsun le suivit du regard comme si elle savait ce qui se passait dans la tête de son associé.

Dilgo s’engouffra dans la pièce, s’installa à son bureau et ouvrit son ordinateur. Il devait se replonger immédiatement dans le fruit de ses recherches. 

Depuis des années, il travaillait d’arrache pied sur une application digitale qui permettrait d’accompagner les mourants et les défunts, avant et après leur passage dans l’autre monde. 

Depuis tout petit, il en était convaincu. La culture ancestrale du Tibet était imprégnée en lui. Il voulait faire la différence ici et maintenant. 

Pourquoi les occidentaux se cachaient-ils derrière ce qui pour lui semblait si vivant : la mort. 

Pourquoi mettaient-ils leurs proches, à l’agonie dans des hôpitaux aseptisés, sous médicaments inadaptés à la souffrance psychique et émotionnelle, sans personnel vraiment formé à l’accompagnement vers ce qu’il considérait plus comme le commencement d’un voyage important, qu’une fin programmée sans conséquence. 

Il avait étudié. Longtemps, durement, intensément. Il était allé plusieurs fois par an au Tibet, avait rencontré des maîtres spirituels, des paysans, des moines, des éminences grises. 

Il avait vécu avec eux les rituels de la mort, ce qu’il fallait faire, ce qu’il fallait dire au mourant et à quel moment du processus de désintégration du corps physique, il devenait impératif d’intervenir. Il avait récupéré des photocopies de milliers de textes tibétains qu’il avait aussi traduits. 

Il avait décidé de former les soignants, de faire bouger la culture occidentale par l’éducation. 

Il voulait plus que jamais accompagner les mourants en créant des parcours personnalisés par le biais de dialogues interactifs, de vidéos, de sons, de prières puissantes et de méditations profondes. 

Il en allait de sa responsabilité. Les choses finiraient par changer. Il s’était souvent heurté à l’incompréhension de ses contemporains qui trouvaient l’idée saugrenue ou de l’ordre du charlatanisme. Ces mêmes personnes en revanche ne tarissaient pas d’éloges sur les applications de yoga, de méditations ou d’aide à l’endormissement en tous genres. 

Cela parce qu’elles concernaient les vivants. 

Mais pour les mourants ? 

Qu’ils meurent en paix et que pouvait on y faire ? 

Alors les morts… Ils étaient bien décédés et enterrés non ? Alors à quoi bon ?

Pour Dilgo, le moment de vérité approchait à grands pas. Il n’avait plus que quelques jours avant que la porte de la vie ne se ferme définitivement devant lui. Sans lui, les choses ne se feraient pas aussi vite. 

Il fallait accélérer sur le programme vidéo. Les images, la voix, les mantras et les sons des bols chantants associés à un protocole précis dans le respect de la tradition tibétaine pouvait selon lui être d’une puissance inégalable au regard des millions de personnes qui mouraient seuls sans aucune autre boussole que leur angoisse la plus atroce.

Je-Tsun frappa à la porte.

– Oui. Entre !

– Dilgo, que se passe-t-il ?

 Je-Tsun, le moment est là. Je le sens. Il faut accélérer. Il ne me reste que très peu de temps. Je vais avoir besoin de toi, de Nele et Denpa. Je paierai les heures supplémentaires mais il faut que le programme d’accompagnement soit terminé d’ici la fin de la semaine.

– OK. Je transmets. 

 Merci Je-Tsun. Tu sais toi hein ? Tu sais que c’est important de terminer la série fondamentale. Le temps presse. 

 Nul ne peut plus rien contre la mise en œuvre de ton intention originelle. Rassure-toi. Tout sera en place avant qu’il ne soit trop tard. 

Je-Tsun, émue, sortit du bureau en cachant sa tristesse et ferma la porte tout doucement. Elle savait que Dilgo n’avait plus beaucoup de temps. Elle l’avait senti dès le lever du jour.

Tous restèrent très tard cette semaine là. 

Nele et Denpa était deux tibétains qu’il avait rencontrés à l’université. 

Nele avait fait une thèse sur les étapes de la mort selon les croyances tibétaines et avait été la première à valider l’idée de Dilgo de créer une application dédiée à ce sujet. Elle était responsable de mettre en place les parcours en respectant toutes les étapes fondamentales et en y associant les prières, les sons et les méditations adéquates. 

Pour l’ultime voyage, tout était calibré pour que le mourant puisse entrer en communion via l’application avec la lumière de pleine conscience, pour qu’il puisse partir sans crainte. 

Denpa lui en revanche n’avait aucun diplôme. Il était venu en France, sans un sou et avait réussi grâce à l’aide de sa communauté à monter un magasin d’objets tibétains. Il avait trouvé l’idée de Dilgo géniale pour avoir lui-même accompagné son grand père bien aimé avant qu’il ne passe de l’autre côté. Il mourut paisiblement et Denpa sentit sa présence apaisée pendant des semaines. 

Dilgo comptait sur les connaissances profondes de Nele et l’expérience de Denpa pour enrichir le programme. Je-Tsun, son associée de choc chapeautait le projet et lui était d’une aide précieuse en le déchargeant des menus détails liés à la coordination des équipes.

Ce n’est que tard dans la nuit que tout fût prêt. La dernière version était enfin prête. Tous étaient éreintés. Il avait fallu parer au plus pressé mais ça tenait la route.

Les vidéos étaient enfin prêtes. Les acteurs avaient joué leurs rôles. Les voix calmes et protectrices de Dilgo et Denpa étaient enfin enregistrées. 

Tous se tenaient derrière l’écran de Dilgo qui lança la dernière vidéo, celle qui clôturait le parcours. 

Musique apaisante. Vibrations des bols tibétains. Douces cloches de méditation sonnant au loin. 

Plan large sur un cimetière tout ce qu’il y a de plus banal mais aussi ce qu’il y a de plus charmant. 

Des espaces verts bien entretenus, de grands arbres majestueux toutes feuilles au vent, des parterres de fleurs harmonieusement distribués le long des allées. 

Et ces couleurs…vibrantes !

Le chant des oiseaux. Le bruit du vent à travers les feuilles. Le bleu du ciel enveloppant le tout comme un papier cadeau.

Des pas crissent sur le gravier et accompagnent un marcheur invisible. 

Travelling avant. La caméra s’approche de deux personnes se tenant devant une tombe, un agent funéraire et une femme arc-boutée par la douleur. 

Monticule de terre fraîche sur le bas-côté. L’agent funéraire se tient en retrait, devant un cercueil ouvert et… vide. 

Son visage est sans expression, impassible comme si fatalement la situation s’avérait totalement normale, sans effet positif, sans effet négatif. 

La femme, elle, est pétrie de douleur et laisse libre cours à sa tristesse. Son angoisse est palpable. 

Elle est perdue, pire, elle vient de tomber dans l’abîme d’une souffrance sans fond. 

Elle se noie dans ses larmes avant d’oser enfin re-diriger son regard vers le cercueil vide puis sur la pierre tombale.

Gravé dans la pierre, on y lit :  “A ma mère Martha – 15 Juillet 1940 – 31 Octobre 2018”

Le vide du cercueil se fond en elle, le tourbillon du vide l’enveloppe et l’emporte. Une lumière bleue aveuglante de brutalité lui brûle les yeux et le cœur. La proximité de quelque chose d’impalpable et de froid la sort de son monde illusoire. 

Puis elle entend enfin les sons des bols tibétains, le chant des oiseaux et la voix familière de son fils au loin mais distinctement.

 Maman ? Tu m’entends ? Tu entends le son de ma voix ? Et celle de Denpa ?

Martha entend, oui ! Elle entend son fils Dilgo !

 Maman, ceci sera mon dernier message. Il est encore temps je l’espère. Tu te souviens de ce que je te disais enfant ? Les cercueils sont toujours vides. Ils ne sont remplis que pour ceux qui restent. Nos aimés ne s’y trouvent jamais. Ils ne contiennent que des os, de la poussière, qui finiront eux aussi par partir. Tu entends maintenant la douce nuit qui marche ? 

Martha ne peut répondre mais elle écoute de toute son âme la voix apaisante de son fils.

 Te souviens-tu de ce que je te disais jadis quand j’étais enfant ? Tu riais et me parlais de mes divagations tibétaines mais au fond je sais que tu y croyais aussi. Tu dois maintenant partir, quitter le monde. Tu n’es ni la première ni la dernière personne à prendre la route. Sois prête à te libérer de la vie qui fût la tienne. Sois prête à te détacher des gens que tu fréquentais jadis. Sois prête à me quitter aussi.

Martha ne veut pas quitter les siens mais la douceur qui l’enveloppe commence à la convaincre de laisser aller…

 Maman ! Quelque soit la peur et l’angoisse qui puissent jaillir en toi, reste consciente de ces pensées et avance. Suis le son de nos voix, reste vigilante, reconnais toute image mentale comme étant le résultat de ta propre création. En faisant cela tu trouveras la libération des constructions illusoires. 

Martha évolue dans la voix et le rythme des mots qui lui sont prodigués.

 Tu es maintenant, corps de lumière. Deviens ce corps, deviens la lumière. Entre dans un espace de plus en plus vaste. Rien ne te retient plus en ce monde. Suis la lumière, n’hésites pas une seule seconde.  Ceci est la boussole de mon amour pour toi. Ceci est mon dernier message. Efface tes traces, sans regret, sans peur. Comme la neige qui fond au soleil et efface les traces des marcheurs de l’Himalaya.  Redeviens toi. Ne te retourne pas et vas vers la lumière. Adieu Martha, Adieu Maman. Je t’aime du plus profond de mon cœur.

La vidéo terminée. Dilgo s’effondre.

Malgré des années de pratique, accompagner sa mère par le biais d’un dernier message vidéo s’avère beaucoup plus difficile. 

Deux rivières de larmes coulent sur ses joues. 

Je-Tsun avait suggéré de mettre une séquence de neige de quelques secondes à la fin de la vidéo pour laisser une chance au défunt de lui aussi laisser, qui sait, un dernier message avant de partir.

Les électrons neigeux s’affichent enfin sur l’écran. 

Quand tout à coup, Dilgo, Nele, Je-Tsun et Denpa stupéfaits peuvent entendre en signal faible la voix lointaine et saccadée de Martha, leur dire : 

 Merci. Bien arrivée, grâce à vous. Henri est avec moi. Ceci est mon dernier message. Je vous aime de tout mon coeur. Dilgo mon fils, mon cercueil est vide et mon cœur plein de toi. Maman.

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