Diluvium tremens

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Courir sur la plage, à l’aube, accompagné du vol des goélands était un plaisir absolu que rien ne pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi enseveli dans le sable qui faillit l’envoyer au tapis : une bouteille en verre à l’intérieur de laquelle se trouvait une lettre jaunie.

De ses mains puissantes, Kol extirpa l’objet de sa gangue de sable et tourna mentalement autour de lui. Elle identifia rapidement le bouchon de la bouteille et tira dessus. Un joyeux plop la fit sursauter. 

Totalement nue, comme ses semblables, avec pour seul vêtement une douce fourrure naturelle qui avait poussé sur tout son corps depuis sa naissance et la protégeait des éléments, elle s’accroupit dans le sable.

Campée sur ses pieds calleux, posés à plat sur le sol, elle saisit la substance enroulée à l’intérieur de la bouteille et la déroula.

Stupéfaite, elle découvrit les dessins. De gigantesques vagues apocalyptiques déferlant sur les terres, de monstrueux nuages crachant des rideaux de pluie s’abattant sur le monde. 

Kol écarquilla ses grands yeux noirs en voyant des routes, des voitures, une fusée, une usine mais Kol ne savait rien de ces choses.

La dernière image l’interpella. Deux créatures lui ressemblant mais sans poils, une femelle et un mâle, à la peau lisse et très pâle, jouaient avec leurs doigts écartés, les mettant devant leurs visages et souriaient tout en ayant les yeux tristes. 

Kol qui n’avait plus ni père ni mère, morts dans l’éruption de Krek, la montagne sacrée, savait reconnaître la tristesse.

Sur le chemin côtier surplombant la plage, Nat et Tom se promènent paisiblement, main dans la main. Malgré les prévisions météo quelque peu alarmantes, il leur est impossible de se passer de l’écrin de leur idylle récente. 

Nat et Tom sont amoureux de cette côte d’azur qui les berce depuis leur enfance. Comment se passeraient-ils de l’odeur de l’eau salée, de la beauté des pins parasols courbés vers la mer, du bleu profond du ciel, du chant rythmé des cigales et des parfums aromatiques de la garrigue. 

Au loin, le son cristallin des vagues rasant le grain pierreux de la berge, leur rappelle aussi que cette nature florissante reste fragile. Nat et Tom, héritiers de cette nature trop souvent malmenée militent justement pour la préserver. 

– 

Ram, le père adoptif de Kol, ressentit une grande sidération en voyant la bouteille. Il avait déjà réuni tous les membres du village autour de sa case. Kol émit quelques sons gutturaux empreints de nervosité et comme un trophée, tendit le papier jaune au sorcier. 

Ram reconnut les vagues, les nuages et la pluie. Comme Kol, confus, il ne sut reconnaître le reste. Comme Kol, il fut frappé par les pigments flamboyants, appliqués si finement, définissant les contours de chaque chose avec précision.

Haletante, Kol lançait des sons graves, saccadés. Pressante, elle attendait le verdict.

Ram leva enfin le bras tenant la bouteille et son contenu vers le ciel. C’était un message venu des dieux mais il faudrait demander confirmation à l’oracle. 

Le papier coloré passa de main en main, laissant chacun pousser des soupirs ébahis ou effrayés. 

Un tremblement sous leurs pieds, puis deux coups secs, puissants, suivis de plusieurs secousses font plier les pins parasols devant eux et mettent quelques racines à nue dans un craquement inattendu.

À l’unisson, les portables se mettent à bipper : Submersion marine, évacuez la zone ou cherchez un abri !

Le ciel commence à se couvrir au-delà du normal. Depuis leur promontoire, nos deux amoureux aperçoivent les nuages se charger de noir à une vitesse faramineuse. Les cumulonimbus, semblables à des soldats de ténèbres, s’amassent dangereusement au-dessus du port de la ville. 

Sous le choc, Nat et Tom savent qu’ils n’auront pas le temps de rejoindre la voiture garée beaucoup plus bas. 

Les grottes au loin sont les seuls abris possibles mais il va falloir grimper encore un peu à travers les sentiers parsemés de caillasses.

Couchée devant la hutte de Ram, Kol avait eu une nuit agitée. Le sage, lui, n’avait pas dormi du tout. Il n’avait cessé de réfléchir et de maintenir le feu pour qu’à l’aube, les dieux viennent à l’oracle et s’expriment.

Kol rêva du déferlement des vagues, du déchainement des océans. La puissance des eaux arrachaient les arbres, les plantes, les fruits, les baies sauvages. Les animaux noyés aux corps gonflés par la putréfaction flottaient sur les eaux noires. Le dieu de la mort criait victoire. Kol errait pour l’éternité dans cet enfer. Elle se réveilla, l’intérieur du crâne plein de fumée sombre.

Le reste de la tribu attendait devant la grosse meule ronde en pierre de l’oracle qui avaient dans un temps reculé accueilli le sang des sacrifices. Ram tira Kol de sa torpeur et l’installa avec vigueur au centre du cercle que formait la tribu.

Les torches furent allumées. Hommes et femmes réunis entonnèrent le chant sacré. Ram invoqua les esprits de l’océan, fustigea Kol en agitant les bras, tournant autour d’elle. Elle entra en transe. Kol devint l’océan. La mer déferlait depuis les plages, jusqu’aux grottes où sa tribu habitait. L’eau s’infiltrait jusque dans les moindres interstices de matière, annihilant toute intersection entre ciel et terre.

Telle une vague puissante, Kol ondulait embrassant avec son corps, ses frères et sœurs aux regards ahuris. Les dieux avaient un message : Trop de villages et d’humains. Conflits, guerres jusqu’à la destruction totale.

Crottés et maintenant dans un état proche de la panique, Tom et Nat trouvent enfin une grotte où se réfugier et commencent à souffler. La pluie s’est abattue d’un coup sur la zone. De grosses gouttes se sont transformées en filets d’eau, puis en trombes d’eau, puis de trombes d’eau en un véritable déluge.

– Ça va bien finir par s’arrêter ? lance Nat, incrédule, en pénétrant dans la grotte, trempée, tout comme Tom, jusqu’aux os.

Car c’est maintenant une tempête qui fait rage. Un épais rideau de pluie s’abat sur la ville côtière, sur eux, tout autour d’eux, créant des torrents de boue qui dévalent depuis les flancs de colline. Pire, au loin, les bateaux ont commencé à dériver ou bien s’échouent sur les routes portés par des vagues dantesques.

– On est pas loin de l’apocalypse. Je ne sais pas si c’est une bonne idée de se réfugier ici, je ne vois pas d’autre sortie possible dit Tom, perplexe.

Nat commence à paniquer.

– Tom, si les eaux montent jusqu’ici, on finira noyés dans cette grotte.

Tom cherche frénétiquement un briquet dans son sac à dos. Il faut déjà qu’ils sèchent leurs vêtements.

– On est pas cuits Nat. On va survivre. Je suis là. On va faire un feu de camp.

Le feu a pris, les flammes réconfortent mais l’attente est insupportable. Tom brise le silence le premier.

– Et si on laissait un message pour le futur ? J’ai mon imprimante thermique connectée Nat. Et j’ai toujours mon bloc note sur moi. Tu sais quoi ? On va imprimer un truc. Le réseau doit encore fonctionner. On va imaginer ce qu’on aimerait laisser derrière nous, aux générations futures et si on ne s’en sortait pas.

Nat le regarde avec horreur.

– Mais si ! Mais si ! On va s’en sortir. Allez, j’ai une bouteille avec moi, buvons un coup et en attendant que les choses se calment, prenons le temps de laisser une trace de cette malheureuse aventure. Crois moi ça restera une aventure.

Ils commencent à dessiner ce qui est en train de causer leur perte et celle de l’humanité, les voitures, les usines. Ils échangent pendant des heures sur les causes de ce déluge qui les a amenés dans cette grotte surplombant la plage comme de vulgaires hommes des cavernes. La course au profit, la folie des hommes. Jusqu’au cynisme même de ce gamin immature qui au lieu d’aider à réparer la terre, parle d’investir la planète mars.

Usant d’une piètre mise en scène pour que leur dernier message atteigne le futur, ils se prennent aussi en photo, miment la joie, les doigts en forme de la victoire (selfie oblige) alors que leurs cœurs sont écrasés par l’impuissance et une tristesse abyssale.

Tom imprime les maigres feuillets, ajoute les dessins colorés et insère le tout dans la bouteille.

Ram ne crut pas Kol quand elle expliqua avec insistance qu’on devrait suivre les mises en garde de l’oracle. 

Elle dit : 

– Continuer la cueillette, ne pas s’installer, ne pas posséder. Sinon ce sera la jalousie, les guerres jusqu’au désastre. 

Ram se fâcha.

– Non Kol. On ne peut pas bouger tout le temps et être esclave de mère nature. Prospérer pour vivre en paix. Combattre la nature sauvage pour survivre. 

Kol était devenue un danger pour la cohésion de la tribu et en fut chassée.  

Abattue par l’injustice, elle alla se réfugier dans sa grotte préférée. 

Durant des mois, sur les murs de la grotte, elle dessina le message envoyé par les dieux, fabriquait les pigments, fixait les couleurs avec ses doigts, des feuilles, des bouts de bois. Chaque jour, elle dessinait pour prévenir les tribus du futur. 

Elle termina au printemps. Le soleil entra enfin dans la grotte pour en caresser les parois. Kol avait réalisé une fresque gigantesque. Elle avait reproduit avec une précision déconcertante les dessins du parchemin trouvé sur la plage. Elle avait même réussi à capturer la tristesse abyssale qu’elle avait décelé dans les yeux des créatures sans poils.

Nat et Tom trouvent le courage de sortir de leur abri pour lancer la bouteille aux vents rageux, qu’elle soit engloutie dans les vagues. La tâche accomplie sous un déluge inimaginable, ils se précipitent dans la grotte pour échapper aux rafales infernales.

Les flammes du feu de camp allumé par Tom brûlent encore.

Quand Tom entre dans la grotte, il s’arrête net.

Sidéré, muet, il tapote l’épaule de Nat. Elle se retourne, suit le regard de Tom effaré et les voit à son tour.

Le feu éclaire le mur de la grotte qui jusqu’à présent était resté dans la pénombre.

On peut y voir une admirable fresque, fidèle reproduction du message qu’ils viennent juste de confier aux éléments.

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