Smartlife

⏱️ Lecture 👉🏻 2 mn —

Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière.

C’est enfin l’heure de ma séance. Allongée sur le divan, j’attends que mon psy me donne le feu vert.

– Je vous écoute.

Je me lance, pressée, fiévreuse, presque soulagée.

– OK. Alors, ce matin, panne de réveil. L’horreur. Je ne suis jamais en retard. Je me lève comme un missile, douche express, je pars le ventre vide, j’attrape un taxi. Et là, ce foutu portable. Un truc banal qui aurait dû se régler en deux minutes. Mais non. Avec ma chance, la journée a viré au cauchemar. C’est pour ça que je suis là.

– Bien, racontez-moi tout !

——

C’est exactement le même portable que le mien, avec sur la face arrière, le symbole du péché originel déjà acté. C’est la même couleur aussi, rouge sang, amusant pour un appareil qui irrigue une vie.

Je signale sa présence au chauffeur :

– Monsieur ! Il y a un portable oublié sur la banquette. Je vous le fais passer ?

Silence.

– Monsieur ?

Il ne me répond pas. 

Une vitre en plexi nous sépare. Sans même se retourner, il me fait un signe discret et pointe la tablette devant moi. Je repose alors ma question sur l’écran et la réponse s’affiche, lettre après lettre.

Il n’est pas oublié. Il est là où il doit être.

Quoi ? Je fronce les sourcils. Avant même de réagir, un nouveau message surgit.

Transmission du code de déverrouillage en cours. Veuillez patienter…

Hein ?  Je suis en retard. Mon boss va m’étriper. La dernière chose que je veux, c’est de jouer au « jeu du portable oublié » et pourtant…

Utilisez le code SL2021 pour déverrouiller ou passez en reconnaissance faciale.

Je soupire. Je cède. J’ai encore une bonne demi-heure. J’entre le code, mal à l’aise, comme si j’entrais par effraction dans la vie de quelqu’un.

Un message vocal se lance.

– Bonjour Maud. Bienvenue dans Smart Life. Améliore ton présent en revivant tes plus beaux souvenirs. Ton crédit est de trois voyages. Sélectionnes une date pour chacun. Bonne expérience !

Je regarde autour de moi. Une caméra cachée ? Une blague ? Rien. Juste les klaxons des embouteillages.

Sur l’écran, quatre dates s’affichent.

1993, 1998, 2002 et 2012.

Ces dates me parlent. Des années heureuses. Des années d’insouciance. Ma grand-mère adorée était encore là. Je vivais à Londres. Redbridge, Chiswick, la Tamise, souvenirs heureux. Mon stress s’évapore peu à peu. Je clique. 1998. 

Rien. Silence.

Mon taxi arrive près de mon bureau que je vais redécouvrir après sept mois de télétravail. Paris se réveille avec une sale gueule de bois.

Je descends. Le portable en main. Je me dis que je chercherai son propriétaire ce soir.

Puis, soudain…Tout se fige.

Tout bascule !

Les immeubles, les cafés, les bruits, les passants… tout se désagrège. Un vortex de lumière, comme un filtre numérique sur la réalité m’assaille. Mes cervicales se tendent. Je ferme les yeux, déstabilisée.

J’ouvre les yeux.

Silence…

Une légère brise, un air champêtre, un marteau qui tape au loin et le chant des oiseaux. 

Je suis… à Chiswick Village à Londres en 1998.

Smart Life ! Ils l’ont fait. Ils m’ont téléportée. 

Tout est bien réel. L’odeur de l’herbe fraîchement tondue. La brise sur mon visage. Chiswick Village. Les arbres, les blocs d’immeubles à cinq étages. Les briques rouges. La pelouse en forme de triangle, navire immuable au milieu de la résidence où ont eu lieu des matchs de foot endiablés avec les copains, des barbecues dominicaux jusqu’au coucher de soleil. 

L’allée arborée qui mène à la station de métro de Gunnersbury. Cette allée que je prenais au petit matin, dans le brouillard, grisée par les soirées technos mais pressée de me coucher pour quelques heures. Une vague de nostalgie m’envahit. A peine descendue de ce taxi, j’ai été propulsée de Paris à Londres en moins de trente secondes. 

Instinctivement, je me dirige vers Oxford Gardens là où habitait ma tante. Je passais tous les week-ends chez elle. Le samedi on partait faire les courses à Sainsbury avec mon oncle irlandais suivi d’une petite séance au Bell and Crown sur la Tamise avant de rentrer, guillerets. Le dimanche c’était le sunday brunch, la maison se transformait en une véritable auberge espagnole avec ses nombreux invités, anglais, américains, grecs, turcs, français, comédiens, écrivains, musiciens, jeunes intellos fougueux, vieilles dames rigolotes et bonnes vivantes. J’entends encore les rires et les discussions endiablées. Et puis il y avait les animaux, les cinq chats : Mademoiselle, Chelsea, les jumelles Chloé et Daphnée, Bonhomme, les deux chiens : Dutch et Saga. Je revois encore le patio à l’arrière de la maison, la cuisine en brique rouge, lieu de tous les débats, de tous les évènements, la pièce de vie. La musique, fond sonore exquis, toujours emplissait les lieux, Mozart, Bach, Marin Marais et bien d’autres, jouant joyeusement depuis l’imposant poste à cassettes trônant sur le buffet en bois.  

Le chemin de Chiswick Village à Oxford Gardens prend quelques minutes pendant lesquelles je ne marche pas, je cours sans courir, je flotte, je vole, je sens mon cœur palpiter à nouveau. Je prends le tournant de la rue et arrive au numéro 41, forty one. Le flux de la langue anglaise circule instinctivement dans mes synapses. Devant moi, enfin, la porte bleu royal et son heurtoir doré. La fenêtre à guillotine du salon est ouverte. J’entends déjà les bruits de la cuisine et l’ouverture de la flûte enchantée de Mozart.

Mon cœur explose de bonheur. J’étais dans ce taxi il y a à peine une demi-heure ou peut être une heure. La notion de temps s’estompe. Je me laisse embarquer dans ce voyage dans le passé. Retour en 1998. 

Je pousse la porte et entre. Rien n’a changé. Le long couloir étroit qui mène à la cuisine. Le salon à droite. A gauche, l’escalier un peu raide couvert d’une moquette épaisse, tellement british, menant aux trois chambres. La petite bibliothèque en bois naturel dans l’entrée. Même la collection des Rois Maudits en format poche que j’ai dévorée quand j’avais la nostalgie de ma langue maternelle est encore sur l’étagère du haut.

Comme dans un rêve, je m’approche lentement de la cuisine.

– Ahh ! ma cocotte chérie ! Mais…tu n’es pas avec ton Tontooooooonn ?”

Cette façon qu’a ma tante de mettre l’emphase avec une énergie incroyablement contagieuse. Une force de la nature que cette femme que j’admire tant, que j’aime tant, sans jamais lui dire. Des années que je ne l’ai pas vue. Elle est là dans cette cuisine, en pleine force de l’âge. Âge qui ne semble pas l’atteindre car elle n’en a pas. Sa cure de jouvence ? Un appétit de vie et un optimisme à toute épreuve. En plein ménage, tablier arrimé sur les hanches et gants roses en caoutchouc vissés sur les avant-bras, elle est là devant moi. La vaisselle trempe dans une orgie de mousse. Ça sent bon. La musique enchante la pièce d’une ivresse magique qui ondule jusque dans le jardin, déjà en explosion de fleurs. 

Je reste là, bras ballants, encore incrédule et traversée par le bonheur.

– Ma chérie ? Qu’est-ce que tu as ?

Elle jette un rapide coup d’œil à ma tenue. 

– Tu es bien endimanchée avec ce tailleur. Et encore du noir ! A ton âge il faut de la couleur. Le noir c’est pour plus tard. Allez, va te changer et viens m’aider à préparer la table.

Elle rit et continue de s’affairer. Je ris aussi. Puis des larmes, chaudes, longtemps contenues, finissent par rouler sur mes joues empourprées d’émotion. Je m’approche et ne peux m’empêcher de la prendre dans mes bras comme une gamine qui se lève un matin de Noël, heureuse. 

– Mais qu’est ce qui t’arrive ? Tu pleures ? Un petit chagrin ou un gros ?

– Non. Ne t’inquiète pas. Je suis tellement heureuse de te retrouver Mo !

– Tu ne débloquerais pas un tout p’tit peu ? On s’est vu pas plus tard qu’hier. Allez, va te changer et tu me racontes tes petits malheurs autour d’un verre. On va arranger ça.

C’est donc définitivement vrai ce truc de Smart Life ?  

A moitié somnambule, je monte dans ma chambre. Mes fringues, mes bouquins sont toujours là. J’enfile un jean, une paire d’espadrilles et un vieux T-Shirt délavé. L’odeur de l’assouplissant de ma tante achève de me teleporter. En passant, la merveilleuse Chelsea à trois couleurs, doyenne de nos chats, fière et câline me fait la faveur de m’accepter sur son territoire en se frottant contre mes jambes. 

Guillerette, je m’apprête à redescendre et rejoindre ma tante quand soudain l’escalier se dérobe sous mes pieds. 

Tout s’efface d’un coup ! 

Sans transition, je me sens soulevée par un typhon invisible, une spirale infernale me projette contre un mur, un mur de chiffres. Je me retrouve tout à la fois à un anniversaire à Paris, en vacances à Santorin en bord de plage devant un verre de champagne, dans le salon d’une de mes ex qui m’attend lascive et me sourit, à Hendaye sur une planche de surf, en balade sur les quais de l’Hôtel de Ville et à Londres posant devant un bus à impérial, les doigts en forme de la victoire.

Je commence à me sentir très mal. Le rythme est infernal. Tout tourne autour de moi. Ma vue se brouille. Bruit de disque qui dérape dans mes oreilles. Plus de Mozart. Ce qui devrait être une musique se distend, se désintègre. Les sons, les vagues de sons se brisent par morceaux, deviennent cacophonie. La tension dans mes cervicales s’intensifie. Flash de lumière, aveuglante. Et ça ne s’arrête plus. 

Je suis comme harnachée sur un cheval fou qui galope dans un tunnel empli de photos disparates, sans liens apparents entre elles. Du bonheur retrouvé je suis passée au cauchemar le plus improbable, le plus délirant. J’ai mal à la tête puis c’est le trou noir total. 

——

Je me suis évanouie sur mon canapé. 

Encore un bug de Smart Life. 

Mon casque de réalité virtuelle me serre la tête et mon cou me fait mal. J’ai les cervicales en vrac. Je reprends mes esprits peu à peu. L’écran s’est brouillé d’un coup. Des paquets de données aux couleurs primaires, bleu, vert, rouge se sont entrechoqués avant de me faire faire le grand huit. Tout mon historique de données a défilé devant mes yeux sans notion de date. Interrompue au moment crucial. J’étais tellement bien à Chiswick et je me faisais une telle joie de retrouver ma tante, ma vie d’avant. Le voyage était virtuel et maintenant la frustration est bien réelle.

J’ai découvert l’application Smart Life il y a quelques mois. Une pub sur mon fil d’actualité. Une accroche intrigante, une séance gratuite et un bon de réduction ont eu raison de mes réticences. 

Avec Smart Life, revis tes plus beaux souvenirs et retrouves la joie de vivre.

Depuis des mois, j’enchaine les visio-conférences pour le boulot. En télé-tripalium, plus de lien social, plus de voyages, plus de vie. La promesse de revivre nos plus beaux moments, nos joies ultimes c’est Smart Life. Aujourd’hui et pour beaucoup d’entre nous, retrouver le goût de la vie, c’est Smart Life. 

En se basant sur notre historique de données, la start-up reconstitue des voyages personnalisés en réalité virtuelle et augmentée. Il leur suffit de récupérer les traces que nous laissons derrière nous sur les réseaux sociaux et via nos smartphones : nos photos, nos amis, notre famille, nos voyages jusqu’à nos opinions, nos pensées, nos aspirations et nos rêves. 

Ce qu’ils ont réussi est prodigieux. 

Le seul problème, c’est que maintenant je ne peux plus m’en passer. Je suis devenue accroc. Je joue même en réseau avec mes amis via le forfait SmartLife Multi Players et je dépense une fortune. Mais c’est surtout la fatigue qui s’installe durablement jusqu’à l’épuisement voire souvent à l’évanouissement à cause de bugs à répétitions.

Grâce à Smart Life, on se procure le loisir de revenir en arrière. On pense se faire du bien en descendant en sous-marin dans les abysses de nos souvenirs, casques arrimés sur la tête. Mais c’est nous qui sommes tombés sur la tête. 

Aujourd’hui, j’ai enfin compris. Pour que la mémoire persiste et que les instants de bonheurs reviennent, il suffit d’y penser très fort, de les écrire, de laisser la magie opérer. Il y a ce qu’on oublie et ce qu’il reste. Et puis il y a surtout ce que l’on construit au présent, la source infinie de nos souvenirs de demain. 

– Voilà, vous savez tout. Ce matin, en « m’engouffrant dans mon portable », j’ai retrouvé votre numéro et j’ai pris rendez-vous. J’ai décidé de reprendre une tranche de séances, pour que tout recommence comme avant, dans la vie, ma vie, la seule véritable.

J’entends mon psy me rassurer et me répondre.

– En effet, il était temps…

Retour en haut