Soul of things #1 – Objets inanimés

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2023

Maud se retrouve seule dans l’appartement de sa mère Martine, partie en maison de retraite. Malgré les signes avant-coureurs, tout s’est effondré du jour au lendemain. Le grand couloir qui mène à la chambre et au salon n’en finit pas. Maud traverse une forêt de meubles, de livres et d’objets. La peine est sourde, tapie dans l’ombre. Quand elle ouvre la porte de la chambre, le vide. Ses pas résonnent dans la pièce. Le vide se remplit et devient plein, plein de souvenirs, plein de regrets.

Le monde a basculé un soir de décembre quand elle l’a trouvée hébétée, sur le canapé. Le regard vague, perdu dans les limbes d’un cerveau en perdition. La toux, la maigreur. Petite Martine, emmitouflée dans un vieux peignoir délavé et râpé par le temps, pesait à peine trente sept kilos, de lourdes poches gonflées de larmes sous les yeux, le teint pâle, les cheveux éparses, pas coiffés, fait rare.

La nuit à l’hôpital, aux urgences. Tout en piétinant comme une enfant, Martine répétait en boucle, qu’elle voulait rentrer chez elle.

Maud se fait violence et commence par trier les livres. Il y en a des tonnes. Une vie entière de livres, belle endormie, étalée sur les étagères des bibliothèques du couloir. Livres de poches, reliés, brochés, petits et grands formats, cartonnés, plastifiés, beaux livres décorés, couvertures en tissu ou en cuir souple et puis une multitude d’objets, de photos, de bibelots. Tout est là qui rappelle l’enfance et l’adolescence. Tout est là qui rappelle les discussions animées autour de thèmes pour la plupart ésotériques. Martine avait une propension à aimer lire la spiritualité, l’histoire, les religions et Jésus. Les livres de Martine sont des porteurs de mémoire, cette mémoire qu’elle a aujourd’hui du mal à ranger. Ces livres sont des âmes oubliées en attente d’être réveillées.

Comme au sortir d’un exil et à travers les livres, Maud, se souvient.  

– Objets inanimés…avez vous donc un âme…s’entend-elle se dire.

En soufflant sur les couvertures de papier pour dissiper la poussière, Maud leur insuffle une anima. Souffle d’une énergie que sa mère a finit par perdre un peu. La chute de Martine les mène, toutes deux, à la croisée des chemins. La nécessité de prendre les choses en main, qui a mené Maud à revenir sur ses pas, sous le soleil du Sud. 

Et puis il y a la lucidité un instant retrouvée de Martine avant qu’elle ne parte pour l’ehpad.

–Tu sais Maud, cette nuit les étoiles m’ont dit : Martine, tu ne peux plus rester ici, tu dois quitter ton appartement et te mettre en sécurité.

Cette phrase qui a allégé la culpabilité de Maud. Mettre sa mère en maison, inconcevable.

Chaque livre manipulé, sort de son hibernation et Maud recrée les liens avec sa mère, sa famille. Dépoussiérer l’objet livre dépoussière les souvenirs. Les feuilleter fait craquer les sédiments du passé. Il y a les notes manuscrites de sa mère qui courent sur les pages des ouvrages. Ce qui reste des strates d’une vie. Maud suit les traces laissées par sa mère. Suivre le fil, en savoir un peu plus. Entrer dans l’intimité, les réflexions et pensées de sa mère alors en pleine capacité. Mieux la connaitre. Savoir ce qui lui posait question. Délicate communion sans consentement, sans préavis. Acte vain, élan désespéré vers ce qui reste d’un passé révolu mais acte d’amour. En quête de celle qu’elle ne retrouvera plus jamais. Martine n’est plus vraiment Martine. La vague de la mémoire s’est retirée du rivage, reviendra, reviendra pas, reviendra et ne reviendra plus. Maud soupèse chaque mot laissé par sa mère. Elle lit chaque phrase de chaque récit ponctué par un point d’interrogation par ici ou d’exclamation par là. Le coeur bat lentement. Les yeux suivent les pattes de mouches laissées au crayon de papier, parfois au stylo bille. Sur cette page, la pointe a été plus appuyée. Un interêt plus marqué sans doute, une confirmation bienvenue sur un point de vue hésitant, un questionnement satisfait par la réponse de l’auteur. 

 

– Objets inanimés…avez vous donc un âme…

Maud sélectionne les ouvrages qu’elle gardera. Ceux qu’elles a lu il y a longtemps, souvenirs. Ceux que sa mère lui avait conseillé et que par esprit de contradiction, elle n’avait pas pris la peine de lire, souvenirs. Elle les lira cette fois, elle en fait sa nouvelle mission. Ceux qui sont très anciens, transmis depuis des générations, aux couvertures éraflées par la sécheresse ou l’humidité, ceux qui ont gardé leur élégance d’antan, souvenirs. Ceux dont les pages ont jauni, qui comme Martine ont laissé le temps faire son oeuvre. Les piles de livres s’entassent à droite puis à gauche. Elles jonchent le sol du couloir, forment des tours branlantes sur la table du salon. Les livres regardent Maud d’un air inquiet.

– Que vas tu faire de nous ? Pas la poubelle ! dit le beau livre élégant.

 

– Pas le bouquiniste, ils ne nous aimera pas comme toi tu nous aimes dit le livre de poche.

 

– Ouvre nous, pose tes yeux sur nous, aime nous supplie la Bible.

 

Maud doit faire des choix. La pile à vendre. La pile à donner. La pile à garder. Maud est la gardienne du temple. Tout ne doit pas disparaitre. Tout ne peut pas disparaitre. Conserver ce qui peut l’être, ce qui doit l’être. Atténuer, ralentir le vertige de la perte. Entre les deux tomes d’un livre d’histoire, la vielle paire de jumelles de son grand père lui fait de l’oeil. Ce grand père qu’elle a peu connu. Cet homme affable mais aussi taiseux qui a fait les deux guerres et Verdun. Les jumelles de René, réanimées des temps anciens. Plus qu’un objet. Un talisman dont les vertus de protection auront peut-être contribué à lui sauver la peau, dans les tranchées. Lisses, patinées, un peu cassées, écorchées, elles portent en elles le vécu et le charme des vestiges d’une autre époque. Maud se poste devant la fenêtre pour les essayer. Réglages de la mollette, accommoder la vision. Oui, ça y est, elle voit le salon de la voisine d’en face. Elle se retourne et vise ses piles de livres. Rien de fou là dedans mais le lien se cristallise encore un peu à travers la rétine. 

Elle pense à son grand père.

 

Maud continue le tri. Chaque objet reprend vie. 

 

– Objets inanimés… 

 

Elle concentre peu à peu ses souvenirs. L’inconscient à l’oeuvre remonte des abysses jusqu’à la conscience et la rapproche un peu plus de ses disparus. Elle s’octroie une pause et pose son regard sur le bureau de style Louis XVI de sa grand mère. Son tapis en cuir souple couvrant le plateau rappelle les mains et les coudes de sa grand mère posés sur les piles de dossiers, la machine à écrire. Les pieds ciselés en bois couleur miel évoquent les jambes fuselées de sa grand mère. Les bouts métalliques dorés des pieds, les hauts talons de sa grand mère martelant les tommettes dans les couloirs de l’appartement pour aller répondre au téléphone.

 

La fouille archéologique continue. Les souvenirs affluent par vagues dans un ballet mêlé de douleur et de bonheur. Le bonheur de retrouver les souvenirs et la tendresse qui va avec. 

Ce bureau, témoin des heures passées à « faire les comptes pour Mr Fabler » avec sa grand mère Nane qui en chef d’orchestre dictait les opérations de sa belle voix claire et solaire. Maud jouait de la musique, la musique des additions sur la calculette. Machine à calculer, machine à remonter le temps. Harmonie. Joie. Temps heureux. 

 

Tous ces objets inanimés raniment la flamme des souvenirs.

 

– Objets inanimés, vous avez une âme qui s’attache à mon âme et ma force d’aimer à nouveau s’entend dire Maud à voix haute.

 

Prochain épisode 👉🏻 Soul of things #02 – Objets connectés 

Objets inanimés avez vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?
Lamartine - Poète français
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