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Dans l’épisode précédent …
En 2023, la mère de Maud, Martine, a dû partir en maison de retraite. Maud est seule dans l’appartement rempli de meubles et d’objets et elle se souvient. Les livres de sa mère lui rappellent tout ce qu’elle avait oublié depuis ses jeunes années et la ramène à la vie.
2090
Depuis plusieurs jours, Maud n’allait pas. Sa fille Malia avait été appelée à son chevet. Maud venait d’avoir cent cinq ans. Clinquante jusqu’à peu, le souffle avait commencé à lui faire défaut. Une nuit de décembre, son coeur avait fini par lâcher, dans son sommeil. Malia avait pu la maintenir à domicile avec passages d’infirmières pour la prise de ses médicaments et la mise en place de robots pour les tâches ménagères et la livraison des repas.
Quand Malia arriva chez sa mère, Nao, le robot humanoïde lui ouvrit la porte. Il avait l’air contrit, ses grands yeux noirs cernés d’une lumière bleue floutée plus sombre que d’habitude, comme s’il lui coulait des larmes de photons. Nao, bourré d’intelligence artificielle laissait à penser qu’il comprenait. Il n’en était rien mais l’illusion était là.
– Malia, je… suis, désolé, pour, Maud. Je l’aimais…beaucoup.
– Merci Nao. Elle aussi t’aimait beaucoup.
Nao cligna des yeux et aérien, tourna subitement sur lui même en guise de réponse en émettant un bip de circonstance. Il guida Malia à travers le long couloir qui n’en finissait pas jusqu’au salon et à la chambre. Ses petites roulettes antidérapantes résonnaient sur le parquet. Malia le remercia et lui demanda de se mettre en veille. Elle avait besoin d’être seule. Elle l’eut été même si Nao était resté en mode actif mais l’illusion de sa présence visiblement n’en était plus une.
Quand elle ouvrit la porte de la chambre, le vide. Un vide étrange. Le lit connecté de Maud : vide. L’écran connecté de Maud accroché au mur ou plutôt le mur connecté de Maud, comme vidé de sa substance virtuelle s’était mis en mode veille sur fond de spirales colorées tournant à vide. Son Google Home dernière génération tout en rondeur, discret et posé sur la commode clignotait encore depuis la dernière interaction. Son exosquelette, jambières, ceinture et gilet reliés entre eux par de légers harnais transparents, pendait comme un vulgaire pantin désossé et sans âme sur le valet de nuit. La science avait fait des progrès formidables en s’inspirant des exosquelettes naturels d’invertébrés ne possédant aucune structure osseuse comme les arthropodes. En d’autres termes les cloportes, milles pattes, araignées, scorpions et autres bestioles pas très affriolantes. Maud disait que c’était chouette de retrouver une seconde jeunesse pour un temps mais qu’elle avait l’impression d’être devenue un automate sans âme. En tous cas, dès l’âge de quatre-vingt ans, elle le portait tous les jours. Tous les amis de son âge en avaient un. À l’extérieur, vous ne croisiez pas un seul « grand sénior » sans leur exosquelette, encore frétillants d’une vitalité certes toute relative.
Malia prit son courage à deux mains et commença à trier les objets connectés. Les objets classiques, inanimés de Martine, sa grand-mère, comme les vieux livres élimés ou jaunis par le temps, seraient moins faciles à transporter mais ils étaient chargés d’une histoire indicible. Sa mère Maud, les avait ramenés quand Martine avait été placée en ehpad. C’était dans les années vingt, il y a longtemps. Malia était encore une enfant.
Elle connaissait l’histoire des livres, du bureau de son arrière grand mère Nane et des jumelles de son arrière grand père René. Maud lui en avait parlé des centaines de fois, perpétuant le souvenir, transmettant l’histoire familiale.
Pour les objets connectés, ce serait différent. Les gigantesques quantités de données collectées, restituées sous forme de journaux numériques décourageaient déjà Malia. Là où Maud qui était déjà passée par là, avait fait des fouilles presque archéologiques, scrutant les maigres indices laissés de çi et de là sur les papiers et les livres de Martine, Malia, elle, avait la sensation d’être prise dans un tsunami qui emportait tout sur son passage.
Et puis, avait-elle vraiment envie de rentrer dans ce flot d’enregistrements du quotidien et de l’intimité de sa mère ?
Maud, elle même, quand elle en parlait, disait qu’elle n’était pas attachée à son Google Home, son exosquelette, son imprimante ou son écran connecté. Ils étaient une sorte de planche de salut, seulement des outils pour ne pas rester une île isolée. Même Nao avec ses grands yeux empathiques et sa voix presque enfantine n’avait pas réussi à concurrencer les bibelots hérités de Martine aux yeux de Maud. Il était lui aussi un moyen de continuer un semblant de vie sociale en prenant les appels entrants, gérant les rendez-vous, alertant en cas de chute, contrôlant les autres objets connectés, la télé, les lumières, le thermostat et même le four. Et pourtant la relation entretenue quotidiennement avec Maud avait de quoi être presque humaine. Ils se parlaient presque comme sur un pied d’égalité. Là encore les concepteurs avaient usé de leurs connaissances de l’âme humaine.
Malia commença par le journal de Google Home en utilisant le smartphone de sa mère. L’oeil technologique comme l’appelait Maud avait collecté des centaines et des centaines de lignes et interactions. Toutes liées à la météo, la musique, la lecture, l’activation de chaines de radios, de programmes télés ou du lave-linge. Maud avait purgé le système au fil du temps et heureusement mais la majorité des informations avaient été archivées et restaient encore à disposition. Rien de ce que contenait l’objet, ne semblait donner un supplément d’âme aux souvenirs de Malia.
Oui sa mère aimait le jazz, oui comme toutes les personnes âgées elle voulait connaitre le temps qu’il ferait demain, oui elle regardait des séries en boucle, oui, elle jouait en ligne avec Pierre … Les données accumulées, froides, statistiques étaient comme des centaines d’aiguilles de haute précision tenant compte des choses banales de la vie sans jamais redonner le goût du souvenir général, plus global et subjectif mais si délicieusement symbolique.
Toutes ces informations n’avaient pas plus d’intérêt que de regarder un film sur la vie d’un lion dans la savane pendant vingt quatre heures d’affilée et sans commentateur. Oui, Maud se levait à 6:52, prenait son petit déjeuner à 7:30, mettait TFS Jazz à 7:35, faisait son ménage aidée de son exosquelette à 09:26…Oui elle regardait une série, allait faire ses courses en laissant la maison à Nao, échangeait par vidéo avec ses amis, achetait ses vêtements sur des sites de e-commerce.
Malia hésita un long moment, consulta quelques entrées du journal. Toujours la même routine comme une rengaine. Elle hésita longuement puis appuya sur le bouton SUPPRIMER et soupira comme si l’âme de sa mère était déjà perdue à jamais. Puis elle prit conscience que ce n’était pas là qu’était la question. Maud lui avait laissé tellement d’autres choses. Son optimisme à toute épreuve, sa joie de vivre et d’apprendre, ses compétences en cybersécurité, ses rires, sa voix et le souvenir indélébile de son visage confiant en l’avenir. Malia se demanda même si à terme, elle garderait la coquille sans âme du Google Home. Elle en avait déjà trois à la maison, les mêmes, de la même couleur.
Lorsqu’une notification apparut sur le portable…
– Si cette demande n’est pas de vous, il se peut que votre compte ait été piraté. Si ce n’est pas le cas et qu’il s’agit bien de vous, alors dîtes CONTINUER.
Malia dit « CONTINUER ». Maud avait fait en sorte que la voix de Malia soit aussi reconnue.
– Pour effacer toutes les données, merci d’envoyer votre demande à erase-all-my-life@googlehome.com ou par courrier à Tower Google, GG10269. Nous respectons votre vie privée et prenons à coeur de vous laisser un accès éternel à vos informations. Êtes vous certain de votre choix ?
L’âme de Maud n’était non seulement plus présente dans ses objets connectés mais un acteur tiers y avait fait son lit depuis des lustres. L’oeil technologique, l’oracle de l’intelligence artificielle, la bête aux multiples connexions…
– Objets connectés…avez vous donc une âme ? s’entend se dire Malia.
L’oeil technologique, indéboulonnable, incontournable, décidait de tout. De ce qu’il collectait, de ce qu’il restituait, sous quel format et maintenant de ce qu’il voudrait bien effacer, rendant la suppression de sa raison d’être, légitimement compliquée. Qui se laisserait tuer sans résister ou tenter de sauver sa peau ? L’oeil avait l’instinct de survie.
Malia pris le Google Home sous le bras, réactiva Nao pour lui dire de sécuriser la maison et remettre les caméras de surveillance en route. Plus décidée que jamais, elle enverrait un courrier et demanderait l’effacement total. Elle reviendrait ensuite récupérer les livres, le bureau de son arrière grand mère et les jumelles de René une autre fois.
C’était bien là ce qui lui restait de sa mère et le lien qui l’attachait encore à elle et à sa famille. Et ce lien là, ineffaçable, irremplaçable, indéboulonnable, ce lien là, serait éternellement éternel !
Suite et fin 👉🏻 Soul of things #3 – Humains connectés
